VI
« Je vous ai réunis dans un but bien défini », dit Sevilla, l’air froid et réservé. Il fit une pause. Arlette était assise à sa droite, Maggie à sa gauche, Peter, Suzy et Michael en face de lui, Bob et Lisbeth à la gauche de Maggie. Au milieu, une table avec un magnétophone. Sevilla promena son regard sur ses interlocuteurs, l’opposition de Sa Majesté était groupée sur sa gauche, il pensa avec impatience, quelle situation absurde, il m’aurait été si facile de devenir* comme tant d’autres, un grand patron de droit divin, il fallait être vraiment très patient pour respecter la liberté d’expression de ses collaborateurs, même quand ils en abusaient.
« Je voudrais d’abord vous rappeler, dit-il, les règles de discrétion absolue qui sont les nôtres et que vous avez acceptées en entrant ici. Notre projet, je le rappelle, ne suppose aucune publicité, il est subventionné par une agence d’État, et c’est à cette agence seule que nous devons communiquer les résultats de nos travaux. Toute violation de cette règle serait un grave manquement à nos engagements, aux vôtres comme aux miens. Vous le savez, j’ai toujours veillé à ce que règne entre nous, sans aucun souci hiérarchique, la plus grande liberté d’expression et de critique. Mais cette liberté s’arrête au seuil du labo. Ni nos succès ni nos échecs ne doivent être communiqués à des personnes étrangères à notre projet, si haut placées soient-elles. Je le répète, c’est une règle absolue. »
Sevilla fit une pause, promena sur l’assistance un regard attentif et pensa : objectif atteint, Bob et Maggie neutralisés par leur mauvaise conscience, Lisbeth isolée, il ne voulait pas renoncer à son libéralisme, mais il ne consentait tout de même pas à se laisser trop malmener dans la discussion.
Il reprit : « Nous sommes le 3 juin. Le 6 mai dernier, il y a aujourd’hui trois semaines, Bessie a été introduite dans le bassin n° 1. L’expérience n’a pas répondu à ce que nous en attendions. Mais nous pouvons dire, cependant, qu’elle comporte d’ores et déjà des éléments positifs : primo, nous avons montré – et cela n’allait pas de soi – qu’un bébé dauphin, élevé entièrement par l’homme en milieu humain, était capable, à l’âge adulte, d’entrer en communication avec une femelle de son espèce et de s’apparier avec elle. Deuxièmement, nous avons confirmé que le dauphin mâle, même élevé dans une solitude totale, demeure sexuellement très sélectif et n’admet pas pour compagne n’importe quelle femelle. Troisièmement, nous avons confirmé l’aptitude du dauphin à former des liens affectifs profonds. Actuellement, les activités de la lune de miel ont diminué en fréquence et en violence, mais le comportement d’Ivan témoigne à l’égard de Bessie d’un attachement passionné. C’est, en partie du moins, en raison de cet attachement et de son caractère exclusif, que sa famille humaine ne peut plus entrer en contact avec lui. En quatrième lieu, il paraît probable qu’Ivan et Bessie ont échangé leurs connaissances. Nous en sommes sûrs pour Ivan : il a initié Bessie à tous ses jeux humains, balle, anneau de caoutchouc, bâton. D’autre part, et pour autant que nous puissions avancer cette hypothèse, Bessie a appris le delphinais à Ivan. Il n’est pas contestable, en tout cas, qu’il y a, en quantité et en qualité, une grande différence entre les sifflements qu’émettait Ivan avant le 6 mai et ceux qu’il émet aujourd’hui. Quand nous serons plus avancés dans l’étude des sifflements delphiniques, la comparaison entre ces deux catégories de sifflements sera du plus grand intérêt pour le chercheur. »
Peter leva la main et Sevilla lui fit signe des yeux qu’il pouvait parler.
— Si je comprends bien, vous pensez que les sifflements d’Ivan avant le 6 mai, c’est-à-dire avant sa rencontre avec Bessie, étaient de l’ordre du babil enfantin, et qu’à l’heure actuelle, il est passé du babil à la langue delphinique.
Sevilla fit oui de la tête.
— C’est ce que je suppose. Bessie a remplacé la mère dans la tâche éducatrice. J’y insiste, ce n’est qu’une hypothèse. Mais je crois qu’Ivan, en trois semaines, a appris de Bessie une énorme quantité de choses et que c’est pour lui une raison de plus de refuser tout contact avec nous : il est mentalement trop occupé.
— Il ne me paraît pas utile de faire ce genre d’hypothèses, dit Lisbeth, puisque nous ne pouvons pas les vérifier. À l’heure actuelle, nous ne savons même pas si on peut parler d’une langue delphinique.
— On a toujours le droit de faire des hypothèses, dit Sevilla avec sérénité, quand on ne les présente pas comme des vérités confirmées. D’autre part, si on ne faisait pas d’hypothèses, on ne ferait pas non plus d’expériences pour les vérifier.
Il fit une pause pour permettre à Lisbeth de répondre, mais elle se tut.
— Je continue, dit Sevilla. Si l’expérience comporte un certain nombre d’éléments positifs que vous n’aviez peut-être pas tous aperçus…
Il laissa la phrase en suspens.
— Pas tous, dit Suzy.
Michael, Peter, Arlette et Bob opinèrent de la tête. Lisbeth resta impassible.
— Elle présente pourtant, dit Sevilla, un aspect manifestement négatif. La présence de Bessie a bien modifié le comportement d’Ivan, il est bien devenu plus joyeux, plus confiant et plus dynamique, mais…
— Mais cela n’a pas multiplié son élan créateur, dit Lisbeth.
Sevilla la regarda de ses yeux sombres.
— Je vous donnerai la parole si vous le désirez, dit-il d’un ton froid, mais je ne peux pas vous permettre de m’interrompre.
— Je vous demande pardon, dit Lisbeth.
— Ce n’est pas grave, dit Sevilla.
Michael, Suzy et Peter échangèrent des regards.
— Ce que nous n’avions pas prévu, dit Sevilla, c’est chez Ivan l’abandon complet de sa famille humaine au profit de la delphine. À mon sens, Ivan n’est pas devenu mentalement inactif, mais ses échanges avec nous ne l’intéressent plus. Il a fait retour à l’espèce.
Suzy leva la main.
— Suzy ?
— Est-ce que vous estimez qu’il y a eu régression ?
— Non, si nous admettons, comme je l’ai dit, qu’il y a une langue delphinique et une sagesse qui se transmet par son truchement de la mère à l’enfant et, dans le cas présent, de Bessie à Ivan.
Lisbeth leva la main.
— Lisbeth ?
— Encore une fois, je ne vois pas l’utilité de ces spéculations.
— Elle me paraît, cependant, évidente, dit Sevilla. Nous essayons de comprendre ce qui s’est passé.
— À mon avis, il vaudrait beaucoup mieux reconnaître que l’expérience est un échec.
— L’expérience est, pour le moment, un échec, mais nous ne lui avons pas assigné de limites dans le temps.
— Elle dure déjà depuis trois semaines.
— Ce n’est rien. Il y a des expériences qui ont duré des années.
— J’admire votre patience.
— Vous êtes, en effet, bien placée pour l’admirer.
Il y eut des sourires. Lisbeth se redressa sur sa chaise et dit :
— Estimez-vous que je dépasse les bornes dans la discussion ?
Sevilla la regarda, fit une pause pour donner plus de force à sa réponse et dit :
— Je le pense.
— Je ne le pense pas, dit Lisbeth.
— Dans ce cas, nous en discuterons plus tard. Pour le moment, ce n’est pas votre comportement que nous étudions.
Il y eut un silence. Lisbeth était droite sur sa chaise, les épaules carrées, portant haut sa tête aux cheveux courts. « C’est une sorte de Jeanne d’Arc, pensa Sevilla, et qui pis est, on dirait qu’elle veut me contraindre à la brûler. »
— Je viens au but de notre réunion, dit Sevilla. J’ai une question à vous poser : celle que je me pose moi-même et que vous vous posez tous depuis trois semaines. Nous avons perdu le contact avec Ivan : que pensez-vous que nous devons faire pour le récupérer ?
Il y eut un silence assez long et Bob leva la main.
— Bob ?
— Je voudrais suggérer ceci. À vrai dire, c’est une suggestion assez vague, mais je dis ce qui m’est venu à l’esprit. Quand on dresse un animal, on emploie d’ordinaire un système récompense-punition. C’est ce système qui permet à l’homme d’agir sur l’animal et d’obtenir de lui ce qu’il désire. Jusqu’ici, nous avons récompensé Ivan en le nourrissant, en le caressant, en lui donnant Bessie. Nous n’avons utilisé que la récompense. Est-ce qu’il ne serait pas possible d’utiliser aujourd’hui la punition ?
— Il y a quelque chose de valable au fond de ce que vous dites, dit Sevilla, mais votre suggestion, traduite brutalement, n’est pas praticable.
Il fit une pause.
— Il n’est pas possible de punir un dauphin. C’est un animal plein de dignité. Il n’accepte pas la punition, et rompt aussitôt tout rapport avec vous. On peut même se demander s’il considère le poisson que vous lui donnez comme une récompense. Prenez les otaries, elles sont extrêmement gourmandes, vous leur ferez faire n’importe quoi pour une nourriture qu’elles convoitent. Mais pas les dauphins. Wood affirme qu’il a vu un dauphin accomplir toute une journée des tours de cirque, sans accepter aucune nourriture. C’est par amitié pour vous, ou par intérêt pour son travail, que le dauphin fait ses tours. Le poisson que vous lui donnez vient par surcroît.
Sevilla reprit :
— Autre suggestion ?
Il y eut un silence et Lisbeth leva la main.
— Lisbeth ?
— À mon avis, il n’y a qu’une solution. Il faut retirer Ivan du bassin et l’éloigner de Bessie.
Sevilla lui jeta un regard vif.
— Vous voulez dire qu’il faut retirer Bessie du bassin et l’éloigner d’Ivan. Car, après tout, c’est Ivan qui nous intéresse.
— Oui, c’est bien cela que je voulais dire, dit Lisbeth, je suis idiote, reprit-elle en rougissant et en montrant, pour la première fois, un certain trouble, je m’excuse, j’ai inversé les noms.
— C’est sans importance, dit Sevilla en continuant à la regarder avec attention. J’espère que vous ne nourrissez pas d’antipathie pour ce pauvre Ivan.
— Bien sûr que non, dit Lisbeth, c’est une simple erreur de noms. Je continue, poursuivit-elle d’une voix plus ferme. Ma suggestion est de les séparer, puisque leur cohabitation n’a pas donné les résultats escomptés.
— J’ai envisagé cette solution, dit Sevilla avec lenteur. Nous l’avons tous envisagée, je pense. Mais j’y répugne beaucoup. J’ai peur que cette séparation ne détermine chez Ivan un grave traumatisme.
— Eh bien, dit Lisbeth d’un air presque triomphal, ce traumatisme est le prix qu’il paiera pour reprendre contact avec nous.
Sevilla fronça les sourcils.
— Vous voulez dire que c’est le prix que nous lui ferons payer pour reprendre un contact qu’il ne désire pas ?
Pour la première fois depuis le début de l’entretien, Sevilla avait l’air irrité. Il ajouta d’une voix sèche :
— L’ennuyeux avec le sacrifice, c’est que les gens qui le recommandent ne sont presque jamais ceux qui le subissent.
— Est-ce une attaque personnelle ? dit Lisbeth en pointant son menton en avant d’un air de défi.
Sevilla leva les deux mains avec impatience.
— Mais non, mais non, c’est une attaque contre une certaine conception du sacrifice. Et cessez, je vous prie, d’apporter des fagots à votre propre bûcher, je n’ai pas du tout l’intention de l’allumer.
Sevilla sentit que cette image était plus claire pour lui-même qu’elle ne pouvait l’être pour Lisbeth. Mais claire ou non, elle eut sur celle-ci un effet inattendu ; elle la réduisit au silence.
Sevilla reprit :
— Il y a un point que je désire souligner : le traumatisme que nous infligerons à Ivan en le séparant de Bessie est peut-être beaucoup plus grave que vous ne pensez. En 1954, une jeune delphine, qu’on appela Pauline, fut capturée à l’aide d’un crochet qui la blessa. Elle fut placée dans un bassin avec un mâle adulte qui l’aida à se tenir à flot et qui conçut pour elle une grande affection. On traita la plaie à la pénicilline, et à l’extérieur du moins, la blessure parut guérie.
Mais quelques mois plus tard, l’infection détermina un abcès interne qui l’emporta. Le mâle, à sa mort, donna des signes frénétiques de désespoir. Il tournait sans arrêt autour de son corps, refusa, dès cet instant, toute nourriture et mourut de chagrin trois jours plus tard. Même si nous admettons qu’Ivan ne se portera pas à ces extrémités, il est difficile de penser qu’il ne concevra pas quelque rancune à notre endroit pour lui avoir enlevé Bessie, et je vois mal, alors, comment nous pourrons reprendre un contact quelconque avec lui.
Il fit une pause :
— Autre suggestion ?
Michael leva la main.
— Michael ?
— Je remarque que le seul lien qui subsiste, à l’heure actuelle, entre nous et Ivan, c’est la nourriture que nous lui donnons. C’est au moment où nous lui distribuons du poisson, deux fois par jour, qu’il y a encore un petit contact entre lui et nous. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose à tenter de ce côté-là ?
— Excellent, dit Sevilla. Si vous permettez, je vais préciser votre idée puisque c’est aussi celle que j’avais derrière la tête. Supposons que nous omettions la distribution de onze heures et, en fin d’après-midi, la distribution de dix-huit heures : nous créons chez Ivan une privation qui doit l’amener à rechercher notre contact et à amorcer lui-même le dialogue avec nous, ne serait-ce que pour nous réclamer du poisson. Bien entendu, nous lui en donnerons : ce sera sa récompense pour l’avoir demandé dans notre langue. Nous revenons ainsi au système punition-récompense préconisé par Bob, mais sous une forme non traumatique, indirecte, voilée.
Sevilla fit une pause et regarda ses interlocuteurs.
— Pensez-vous que cette expérience soit à tenter ?
Tous acquiescèrent, sauf Lisbeth. Sevilla la regarda.
Il n’était pas décidé à la laisser se réfugier dans la bouderie.
— Lisbeth ?
Il y eut un silence.
— Oui, dit Lisbeth avec effort. Pourquoi pas ?
Sevilla se leva d’un mouvement vif. Il regarda Arlette et son visage était heureux. Pour la première fois depuis trois semaines, il agissait, et l’équipe s’était reformée derrière lui.
*
Maggie ! dit la voix de Bob à travers la porte de la chambre, est-ce que tu es seule ?, elle dit oui et rajusta sa robe de chambre, elle était étendue sur son lit, un roman à la main, Bob entra, je te dérange ? tu sais bien que non, il portait un pantalon gris clair, des chaussures blanches en toile, et une chemise bleu pervenche, il s’assit sur le lit de Lisbeth, les sourcils froncés, les deux genoux serrés l’un contre l’autre et ses longues mains fines jointes sur ses genoux, Maggie, dit-il avec l’air de donner la réplique dans un drame intimiste, est-ce que tu as dit à Sevilla, mais bien sûr que non, je te l’avais promis, et entre parenthèses, je n’ai jamais autant regretté une promesse de ma vie, c’est la première fois que je cache quelque chose à Sevilla, et ça ne m’a pas rendue très heureuse, alors, dit-il, c’est Arlette, car il sait, j’en suis certain, tu as constaté toi-même sa froideur glaciale, à mon égard, et s’il n’y avait que lui, mais Arlette aussi, Peter, Michael et même Suzy, ils ne m’adressent plus la parole, il est clair que je suis devenu une sorte de paria, mais que puis-je faire ? dit-il en étendant en croix ses longs bras flexibles, je ne peux tout de même pas leur demander, au nom du ciel, de quoi me soupçonnez-vous ?, ils me riraient au nez, comment puis-je me défendre, puisque je suis accusé d’un crime que je ne connais même pas ?, tout ceci est tragiquement absurde, Maggie tu as lu Le Procès, eh bien, la situation que je suis en train de vivre est véritablement kafkaïenne, il fit une pause, laissa retomber ses deux mains de chaque côté sur le lit, les longs doigts fuselés reposant élégamment sur le couvre-lit, et abaissant ses longs cils noirs sur ses yeux, il dit d’une voix basse et détimbrée, Maggie, je crois que je vais me tuer, il regardait Maggie derrière ses cils, elle posa le livre sur sa table de nuit, et dit avec calme, quelle idiotie, tu te montes le bourrichon, personne ne te fait la tête, pas même Sevilla, je connais Sevilla mieux que toi, quand il prend un air froid, c’est en vertu d’une idée tactique, hier il visait surtout à intimider Lisbeth, Bob releva ses paupières avec lenteur, et que vient faire, alors, son prêchi-prêcha sur le secret ?, de toute évidence, dit Maggie, il craint que les critiques de Lisbeth soient répétées à l’extérieur, la porte s’ouvrit brutalement, Lisbeth apparut en short et soutien-gorge, une serviette de bain à la main, la cigarette collée aux lèvres, elle claqua la porte derrière elle, encore là !, dit-elle en regardant Bob, qu’est-ce que c’est que ce garçon qui est toujours fourré chez les filles ?, décanille, je te prie, il faut que je me change, je m’excuse, dit Bob en se levant tout souriant du lit, il parcourait des yeux les épaules athlétiques bronzées de Lisbeth, Maggie pensa avec irritation, lui, si susceptible, elle peut lui dire n’importe quoi, il ne se fâche jamais, on dirait même que ça lui plaît de se faire brutaliser par cette grande bringue, alors, tu déguerpis ? continua Lisbeth en jetant sa serviette sur le lit, sans même le regarder, elle écrasa sa cigarette sur le cendrier, et passant la main derrière le dos, dégrafa son soutien-gorge, ses seins apparurent, énormes et laiteux, Bob blêmit, ses joues frémirent comme s’il avait reçu un soufflet et il disparut si vite qu’il eut l’air happé par la porte, oh, Lisbeth, dit Maggie avec indignation, tu es impossible, tu l’as beaucoup choqué, il est si pudibond, je suis chez moi, dit Lisbeth d’un ton rogue en enlevant d’un seul coup son short et sa culotte, Maggie détourna les yeux, elle avait horreur de ces manières, Lisbeth était nue devant sa table de chevet, elle prit une cigarette et l’alluma avec des gestes compétents, et toi aussi, dit-elle d’un ton accusateur en regardant Maggie avec mépris, tu es pudibonde, vous êtes tous d’une hypocrisie à vomir, eh bien, sachez-le, votre pudibonderie, elle est fondée sur la surestimation du sexe, et moi, je m’en fous, du sexe, du mien et de celui des autres, ça ne me concerne absolument pas, ajouta-t-elle en pointant son menton en avant, elle enfila à la diable une robe de chambre et se jeta à plat ventre sur le lit, après tout, dit Maggie, ce n’est pas la faute de Bob, s’il est vieux jeu et s’il a un peu peur des filles, il n’a pas de sœur et il a perdu sa mère à douze ans, son père est un puritain sadique qui le terrorise, il a été élevé en pension sans aucune présence féminine, c’est pourquoi il ne s’est pas développé, Bob est un enfant, je l’ai toujours dit, eh bien, épouse-le, dit Lisbeth avec lassitude, tu lui serviras de maman, malheureusement, dit Maggie comme si elle n’avait pas entendu la deuxième partie de la phrase, je voulais te le dire, Lisbeth, tout est remis en question, je ne sais même pas si je pourrai annoncer mes fiançailles avec lui cet été, comme j’en avais d’abord l’intention, il y a entre nous un grave différend, Lisbeth, il faut que je te le dise, Bob veut à tout prix des enfants, et moi, je n’en veux pas, Lisbeth se retourna sur le dos, se souleva sur un coude et regarda Maggie d’un air accusateur, ça, par exemple, c’est nouveau, tu ne veux pas d’enfants ? et pourquoi ne veux-tu pas d’enfants ? mais, je ne sais pas, dit Maggie avec embarras, j’aime bien les enfants quand ils ont huit, dix ans, mais je n’aime pas tellement les bébés, quelle blague, dit Lisbeth d’un air méprisant, s’il y a sur terre une petite femelle qui adorerait ça, tripoter un lardon et plonger ses mains dans le caca, c’est bien toi, mais non, je t’assure, dit Maggie faiblement, tais-toi donc, veux-tu, dit Lisbeth, je commence à en avoir plein le dos, de vos petites histoires de mammifères, ça ne m’intéresse en aucune façon, elle tira sur sa cigarette d’un geste sobre et garçonnier, renvoya un flot de fumée par le nez et se tut, les yeux fixés sur le store, je ne suis pas tellement sûre que ça ne t’intéresse pas, dit Maggie avec une douceur dangereuse, j’ai l’impression, au contraire, que d’une certaine manière, tu es capable, toi aussi, de te passionner, je te fais grâce de tes brillantes analyses, dit Lisbeth d’une voix forte, elle détourna les yeux et reprit une octave plus bas, excuse-moi si je t’ai malmenée, je suis peut-être un peu nerveuse, elles se regardèrent, se sourirent d’un air réservé et rentrèrent en même temps leurs griffes, une ombre passa devant le store, Lisbeth bondit sur ses pieds, mais qu’est-ce qui se passe ? tu m’as fait peur, dit Maggie, c’est Arlette, dit Lisbeth, je la guette depuis un moment, je vais lui parler, elle sortit et claqua la porte derrière elle, Maggie joignit ses deux mains derrière la tête et s’étendit à nouveau, ce qu’elle peut-être fatigante, avec cet étalage d’agressivité virile, elle a toujours l’air de vouloir prouver qu’elle est un homme, comme si elle pouvait faire illusion avec cette poitrine obscène. Maggie dégagea sa main droite et la glissa discrètement sous sa robe de chambre, ils étaient petits et parfaits, Arlette et moi, nous avons le même petit format mince et féminin, pas étonnant que Sevilla se soit rabattu sur elle quand je l’ai évincé, Maggie s’étira, ferma les yeux, Bob était assis sur le lit devant elle, si élégant, si raffiné, il ne croisait jamais ses jambes l’une sur l’autre, il se dressa de toute sa taille, il était grand, avec cette distinction que donnent des jambes longues, il portait un habit, sa jolie tête brune et racée brillait au-dessus du plastron blanc éblouissant, il lui donnait le bras, elle était environnée d’un nuage adorable de voiles blancs, ils sortaient de l’église, elle avait dû se convertir pour l’épouser, tante Agatha était assise, effondrée sur le vieux fauteuil en cuir de Denver, et moi, à ses pieds, essayant de la consoler, Maggie, ne me dis pas que tu vas te marier selon les rites de ces Papistes, Bob et moi, on s’était converti ensemble, Father Donovan nous avait catéchisés, il était bon avec des yeux bleus et de fortes dents blanches mal plantées d’Irlandais, l’église était neuve, éclatante de blancheur, j’apparais sur le parvis, petite et menue dans mes voiles blancs, et Bob à côté de moi, si beau, si svelte, ma main tremble dans la sienne, nous sommes terriblement émus, les flashes crépitent, Sevilla s’avance, en jaquette, avec ses tempes grisonnantes et son air de seigneur castillan, Maggie, me dit-il d’une voix saccadée, je vous présente tous mes vœux de, il n’arrive pas à finir, ses lèvres se contractent, je vois une larme danses yeux noirs, à ce moment, Arlette le regarde et comprend, en un clin d’œil son visage se défait et se flétrit, l’âge et la vulgarité l’envahissent, j’éprouve pour elle une grande pitié, je serre la main de Sevilla et je lui glisse à l’oreille « amigo, si vous m’aimez, songez à elle », Arlette se leva, asseyez-vous, Lisbeth, dit-elle en lui désignant une chaise, elle-même s’assit à deux mètres de Lisbeth environ sur une chaise, l’air patient et réservé, Lisbeth regardait Arlette, elle se sentait intimidée, elle était toujours intimidée par la grâce, il y avait chez Arlette une perfection si rare dans la moindre courbe, elle était si petite et si jolie qu’on avait envie de la prendre sur ses genoux comme un enfant, il émanait d’elle, comme d’un enfant, le charme de l’inaccessibilité, elle vous regardait avec ses yeux tranquilles en se taisant, la façon même dont elle se taisait faisait partie de son mystère, elle était si douce et si simple qu’elle paraissait d’un abord facile, c’était faux, elle était comme entourée d’une forteresse de silence, mais il n’y avait pas que ça, Lisbeth sentait qu’elle n’arriverait jamais à l’atteindre, elle avait l’impression d’être séparée d’elle par d’énormes remparts derrière lesquels Arlette vivait avec son sourire, ses yeux, son joli corps dans le monde grossier des hommes, Arlette, dit Lisbeth d’une voix basse et tremblante, j’ai horreur de m’occuper des affaires des autres, mais enfin, vous savez quelle affection j’ai pour vous, nous sommes amies, il faut que je vous parle, je ne ferais pas mon devoir si je vous voyais vous engager dans une voie dangereuse et ne vous criais pas casse-cou, vous devez bien vous rendre compte que le chemin que vous prenez est sans issue, ce n’est pas comme si c’était quelqu’un de votre âge, comme Michael ou Peter, avez-vous réfléchi qu’il a vingt-cinq ans de plus que vous, quand vous aurez quarante ans, il en aura soixante-cinq, quand vous en aurez cinquante, il en aura soixante-quinze, c’est une folie les chiffres seuls le prouvent, Arlette leva les sourcils, oh, je sais bien, vous allez me citer des exemples bibliques, vous allez me dire qu’à cinquante ans vous ne serez plus vous-même très jeune et que d’ailleurs une femme vieillit plus vite qu’un homme, mais rien ne prévaut contre l’arithmétique, Arlette, une différence d’âge aussi colossale condamne d’avance cette affaire à un échec certain, écoutez-moi, Arlette, je vous prie, c’est quand même scandaleux, il pourrait être votre père, vous allez me dire que, précisément, il ne l’est pas, mais le côté choquant reste le même, excusez-moi, je ne suis pas pudibonde, mais je trouve ça tout à fait dégoûtant, non, Arlette, vous ne me ferez jamais croire que vous pouvez aimer un homme de son âge, ou alors, vous ne savez pas ce que c’est que l’amour, ce n’est pas la peine de sourire, Arlette, vous ne le savez pas, vous ne pouvez pas le savoir, croyez-moi, depuis quinze jours je me tourmente nuit et jour à votre sujet, je n’arrive plus à trouver le sommeil, cela me déchire le cœur de vous voir donner pour rien le meilleur de votre jeunesse, vous vous gaspillez, voilà la vérité, et lui, il joue avec votre vie, si encore il s’agissait d’une chose sérieuse, mais c’est un Latin, un homme à femmes, il souffre d’un complexe d’instabilité sexuelle, son intérêt pour une femme ne peut pas se maintenir au-delà de quelques semaines, rappelez-vous, je vous prie, Mrs. Ferguson, comme il en était toqué et avec quelle brutalité ensuite il l’a laissée tomber, la malheureuse téléphonait tous les jours, vous subirez le même sort, Arlette, c’est bien évident, vous devriez bien vous rendre compte vous-même que vous ne serez jamais rien d’autre pour lui qu’un numéro dans une série, Arlette, je vous en conjure, reprenez-vous en main, ouvrez les yeux et dites-vous bien que vous ne pouvez être pour lui que le jouet d’un jour, il vous cassera et vous jettera quand il aura épuisé votre nouveauté, il se cherchera d’autres jouets pour multiplier, comme il dit, son élan créateur, ne me dites pas que vous pouvez estimer un homme pareil, je ne vous croirai jamais, une fille aussi fine que vous, admirer quelqu’un d’aussi frivole, d’aussi faible, d’aussi paresseux, même s’il arrive à masquer ses défauts de caractère par un brillant superficiel, Arlette jeta un coup d’œil à son bracelet-montre, regarda Lisbeth et dit d’un ton uni en se levant, il est déjà presque huit heures, voudriez-vous me laisser, il est temps que je m’habille pour le dîner, vous ne m’avez pas écoutée, s’écria Lisbeth d’une voix étouffée, bien au contraire, dit Arlette, je vous ai écoutée avec beaucoup d’attention, vous avez utilisé pour me persuader deux arguments qui se détruisent l’un l’autre, comment qui se détruisent l’un l’autre ? c’est pourtant clair, reprit Arlette d’une voix nette, si je dois être dans quelques mois, voire dans quelques semaines, jetée au rebut comme un jouet cassé, vous voudrez bien admettre que le problème de la séniorité excessive ne se posera pas, si par contre, le présent état de choses dure encore quand j’aurai cinquante ans, c’est que la question de l’instabilité sexuelle ne se sera pas posée, ah, vous raisonnez déjà comme lui, s’écria Lisbeth en se jetant hors de la chambre avec des yeux désespérés.
*
Expérience du 5 juin 1970
(rapport dicté par le Pr. Senlla)
Ivan et Bessie n’ont reçu aucune distribution de poissons à onze heures ni à dix-huit heures et le bassin est consigné pour la durée de la journée : personne ne doit être vu des dauphins. Cependant grâce à une glace sans tain préalablement appliquée sur le hublot, l’observation du couple se poursuit sans qu’ils aient la possibilité de voir l’observateur. Par ailleurs, les différents sons émis, tant sous l’eau que dans l’air, continuent à être enregistrés.
À midi, Ivan et Bessie donnent des signes d’agitation. À midi dix, Ivan sort la tête de l’eau et appelle « Pa » à plusieurs reprises avec énergie. À midi trente, il émerge aux trois quarts de l’eau et reculant dans cette position par des mouvements puissants de sa caudale, il regarde de tous les côtés, visiblement dans l’espoir d’apercevoir quelqu’un de l’équipe autour du bassin. Je l’observe à la jumelle derrière le store à lamelles de mon bureau. Il crie « Fish1 » cinq fois, avec vigueur. À treize heures, il apparaît de nouveau dans la même position, mais après avoir fait un tour d’horizon, il disparaît sous l’eau sans crier. Sans doute estime-t-il qu’il n’y a pas lieu de le faire puisqu’il ne voit personne.
De onze à treize heures, Bessie échange une série de sifflements très animés avec Ivan, mais elle ne fait aucune apparition hors de l’eau. C’est Ivan qui, dans le couple, est chargé des rapports avec les hommes. Bessie n’est pas inamicale, mais très réservée, et depuis trois semaines, nous n’avons fait aucun progrès dans nos efforts pour la rendre plus familière.
À partir de treize heures, et jusqu’à dix-huit heures, Ivan et Bessie reprennent leurs jeux habituels.
À dix-huit heures (heure de la deuxième distribution), l’agitation reprend. À trois reprises, dix-huit heures onze, vingt-six et quarante-cinq, Ivan émerge de l’eau comme précédemment, fait des yeux un tour d’horizon, mais ne dit rien. À dix-huit heures cinquante-deux, il apparaît de nouveau et crie d’une voix très aiguë et très stridente « Pa ! ».
Je décide d’apparaître. Il me voit avant même que j’atteigne le bassin et crie « Fish ! ». J’approche. Voici le dialogue :
S. – Fa, what do you want ?
I. – Fish !
S. – Listen !
I. –’Sen !
S. – Pa give fish to-night.
I. –’night !
1. Poisson !
S. – Yes. Pa give fish to-night.
I. – K[15] ! (Pour O.K.)
J’essaye alors d’amorcer un jeu. Je lui jette une balle et je dis :
— Fa, fetch bail[16] !
Mais il disparaît aussitôt sous l’eau et rejoint Bessie. Il a ma promesse et cela lui suffit. Par contre, il y a échange de sifflements animés entre Bessie et lui. Sans doute lui annonce-t-il qu’ils auront à manger au coucher du soleil.
À la nuit tombante, j’apparais avec un seau de poissons et je m’installe sur un des radeaux. Ivan s’approche aussitôt. Sifflements enthousiastes et sons variés. Bessie s’approche aussi, mais reste à deux mètres environ. Je saisis un poisson et je dis :
— Fa give fish Bi[17] !
Il dit : « Bi ! », il prend le poisson et le porte à Bessie. Je prends un autre poisson et je le lui montre :
— Fish for Fa[18] !
Il répète « Fa ! », prend le poisson et l’avale.
Je continue ainsi en alternant un poisson pour Bi et un poisson pour Fa, puis je feins de me tromper et de lui donner deux poissons de suite, il rectifie aussitôt avec beaucoup de vigueur en criant « Bi ! » et donne le poisson à Bessie.
Quand la distribution est terminée, je demande à Arlette de me passer son transistor, je le montre à Ivan et je lui dis :
— Fa wants music[19] ?
(Avant le 6 mai, dès qu’il voyait l’un de nous avec un transistor dans les mains, il criait « ‘Sic ! »)
Mais il refuse de se laisser séduire, plonge et se remet à jouer avec Bessie. Elle a conservé son dernier poisson et ils font semblant de se le disputer. Je l’appelle plusieurs fois sans succès.
Discussion :
Le jeûne a créé, comme prévu, un besoin de contact. Une première constatation encourageante se dégage de l’expérience : Ivan n’a pas perdu son anglais. Il a compris toutes mes phrases, il a prononcé sept mots : « Pa, fish,’sen (pour listen),’night (pour to-night), K (pour O.K.), Bi (pour Bessie), Fa (pour Ivan). » Par contre, une évidence apparaît, bien moins satisfaisante : Ivan a volontairement limité le contact avec nous au strict nécessaire. Peut-être a-t-il compris que le jeûne était une sorte de chantage pour l’amener à reprendre le dialogue. Dans ce cas, « il nous a eus » : il a obtenu ses poissons avec un minimum de paroles. Peut-être conviendrait-il de changer nos habitudes mentales à son égard, de traiter Ivan davantage comme une personne et tâcher de le persuader de nous parler au lieu d’essayer de l’y contraindre par des moyens mécaniques.
L’expérience devra être répétée pour confirmation ou infirmation des remarques ci-dessus. Mais je n’en attends que des résultats limités.
*
— Ne t’y trompe pas, dit Michael, je ne suis pas objecteur de conscience, il était étendu à plat ventre sur le sable brûlant, la tête appuyée sur son avant-bras, le visage tourné vers Peter, Suzy était assise de l’autre côté de Peter, les yeux attachés au mouvement des vagues, le ressac était faible, l’Océan, du bord jusqu’à l’horizon, strié de trois bandes parallèles, blanchâtre, bleu pétrole et lie-de-vin, il faisait très chaud, une légère brume gris clair filtrait la force du soleil, quand on pénétrait dans l’eau l’impression de fraîcheur était nulle, mais c’était agréable d’être assise là, avec Peter et Mike, à écouter Mike exposer ses problèmes, par-dessus la tête de Peter, Suzy lui jeta un coup d’œil rapide, il est beau, il met tant de foi dans ce qu’il dit, il brûle, il ne vit que pour ses idées, et au fond, c’est peut-être pour ça que je ne suis pas amoureuse de lui, c’est qu’il n’a pas besoin de moi, elle regarda les énormes nuages roses qui s’immobilisaient à l’horizon, non pas horizontaux, mais étagés verticalement, comme les boursouflures d’un champignon atomique, si Mike ne se trompait pas, l’avenir n’avait rien de rassurant, Peter était allongé sur le dos entre Suzy et Michael, la main gauche protégeant ses yeux de la réverbération blanchâtre, l’autre posée sur celle de Suzy, palpitante sous la sienne comme une petite bête tiède, il essayait de s’intéresser à ce que disait Mike et de temps en temps il tournait la tête à droite et regardait Suzy, elle était assise, le visage tourné vers la mer, il voyait son beau profil, ses traits étaient dessinés avec une précision parfaite, mais en même temps, cette précision était rassurante, on sentait, rien qu’à la voir, qu’il lui serait impossible de trahir une amitié, de mentir sur ses sentiments ou de faire une promesse sans la tenir, chaque fois qu’il la regardait avec un peu d’insistance, il était sûr qu’il rencontrerait ses yeux, elle était si différente des autres filles, dénuée de tout marchandage, elle lui pardonnerait toujours tout, elle serait toujours à ses côtés, sage et sûre, jusqu’à la fin des temps, et la fin des temps n’est pas pour demain, pauvre Mike, toujours à prédire des catastrophes, je n’y crois absolument pas, nous sommes trop riches, trop forts et trop heureux pour déclarer la guerre à qui que ce soit, et qui oserait nous la déclarer, bon Dieu ?, il regarda Suzy et éprouva tout d’un coup de l’étonnement, elle était tellement plus petite, plus légère et moins robuste que lui, et pourtant, étendue là à son contact, sa petite main sous ma grosse main, elle me donne un sentiment inouï de sécurité.
— Je ne suis pas non plus un non-violent, dit Michael, les sourcils froncés, la voix sourde, la tête brune et pensive inclinée sur son épaule, il a des yeux d’inspiré, pensa Suzy et une tête d’archange, toujours prêt à tirer l’épée et à souffrir pour une cause juste.
— Un non-violent, reprit Michael, n’accepte pas la guerre et moi, je l’accepte, j’aurais accepté avec joie de servir comme soldat dans la Deuxième Guerre mondiale, à ce moment-là, l’agresseur, c’était le Japon et l’Allemagne nazie, Peter se souleva sur son coude, il regardait la vague d’arrivée s’arrondir et devenir concave, la vague de retour se retirait de la pente sableuse avec un bruit de succion, en se retirant elle se heurtait à la vague d’arrivée et celle-ci se haussait, la capelait, devenait crête, retombait en déferlant blanche sur le bord, glauque au-dessous, toujours aussi cinglé, ce vieux Mike, la guerre du Vietnam lui dérangeait le système, il n’était plus capable de penser à rien d’autre, Peter prit appui sur ses reins et étira nonchalamment devant lui ses longues jambes blondes.
— De toute façon, dit-il avec bonne humeur, la question ne se pose pas pour toi, tu travailles dans un labo subventionné par une agence d’État.
Il y eut un silence et Michael dit :
— J’envisage de donner ma démission du labo et de poser publiquement le problème en refusant de me laisser incorporer.
Peter se tourna vivement vers lui :
— Ta démission ! Mais c’est idiot ! Ce que nous faisons ici, c’est passionnant !
Michael secoua la tête :
— C’est passionnant en soi, mais nous travaillons pour la guerre.
— Pour la guerre ? dit Suzy.
Michael la regarda et sourit.
— Les dauphins, dit Suzy, peuvent être utilisés pacifiquement.
Michael hocha la tête :
— Entre autres choses, oui.
Il reprit :
— Suzy, je vois que tu n’as pas fait le rapprochement entre des expériences que tu connais pourtant aussi bien que moi. À Point-Mugu, on met un harnais à un dauphin, après quoi on l’entraîne à nager en mer libre et à revenir vers ses dresseurs. À China-Lake, on apprend à un dauphin à distinguer, sur la coque d’un bateau, entre une plaque de cuivre et une plaque d’aluminium. Quant à nous, clef de voûte de tout le programme, nous essayons d’apprendre à parler à Fa. Supposons que nous y réussissions, qu’est-ce que cela veut dire ? Que Fa va faire un stage à Point-Mugu et un autre à China-Lake pour compléter son éducation. Après quoi, on lui met un harnais, et ce harnais, Suzy, c’est le sac à dos du soldat.
— Et alors ? dit Peter. Où est le scandale ?
Michael resta silencieux et Peter répéta :
— Où est le scandale ?
— Il n’y a pas scandale, dit lentement Michael, si la guerre où nous comptons les utiliser est une guerre juste.
— Et elle ne le sera pas ? dit Peter avec un sourire. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Le contexte.
— Quel contexte ?
— Peter, dit Michael en le regardant avec gravité, ton ignorance du monde où nous vivons est tout simplement fantastique. Tu en es resté à l’image de la noble Amérique terrassant les méchants nazis et abattant les militaristes nippons.
Il fit une pause et dit avec un dégoût contenu :
— Les agresseurs, maintenant, c’est nous.
— Et quand je dis maintenant, reprit-il au bout d’un moment, c’est une façon de parler. En fait, l’expansionnisme américain date du début du siècle, je n’ai pas besoin de te rappeler nos guerres d’agression contre le Mexique et l’Espagne.
— Écoute, Mike, dit Peter avec mauvaise humeur, je ne suis peut-être pas aussi ignorant que tu crois du contexte contemporain. Et je veux bien te faire une concession : l’expansion américaine, c’est peut-être bien, en effet, une forme de colonisation, mais dans ce cas, primo elle est inévitable ; secundo, il vaut mieux que ce soit nous, plutôt que les Russes ou les Chinois.
— Ça, dit Mike, ça s’appelle le « réalisme politique », et c’est au nom de ce réalisme qu’Hitler a essayé de conquérir l’Europe.
— Tu nous compares à Hitler ! Tu te rends compte de Ténor mi té ?
— Je m’en rends compte. Ce que Hitler a essayé de faire avec un vocabulaire cynique et des moyens limités, nous sommes en train de l’accomplir au nom de la morale et avec des moyens énormes.
— C’est inévitable, dit Peter en prenant une poignée de sable et en la laissant couler entre ses doigts. Nous sommes le peuple le plus riche, le plus puissant, le mieux armé, le plus avancé techniquement.
— Ce n’est pas une raison, dit Suzy d’une voix nette.
Il y eut un silence. Peter regarda Suzy, hésita, avala sa salive et reprit :
— Après tout, nous apportons la civilisation aux peuples dont nous assumons les responsabilités.
— Nous ne faisons rien de semblable, dit Michael avec indignation. Nous mettons à leur tête des dictateurs sanglants, et nous les maintenons dans la misère.
— La misère ? dit Peter avec ironie. J’avais plutôt l’impression que nous les gavions de dollars.
Michael haussa les épaules :
— Les dollars vont aux dirigeants et la misère reste le lot du peuple. Regarde ce qui se passe dans les pays de l’Amérique latine. En faisant main basse sur leurs matières premières et en les inondant de nos produits nous condamnons ces peuples à stagner dans le sous-développement.
Il y eut un assez long silence et Peter dit avec un petit rire :
— Mike, tu parles comme un communiste.
Michael haussa les épaules, ouvrit les deux mains et dit avec dégoût :
— Et voilà.
Suzy regarda Peter, puis elle retira sa main des siennes et se mit à genoux sur le sable.
— Rien ne te permet de dire une chose pareille, dit-elle d’un air fâché.
Peter fronça les sourcils et détourna la tête.
— Ce n’était qu’une plaisanterie, dit-il d’un ail à la fois penaud et irrité.
— Précisément, dit Suzy. Est-ce qu’on ne pourrait pas parler un peu sérieusement ?
— Parfait, dit Peter d’un ton piqué. Parlons sérieusement. Qui va commencer ?
— Moi, dit Suzy.
Il y eut un silence, Suzy se leva, vint s’asseoir entre les deux jeunes gens et entoura ses jambes de ses bras. Peter serra les lèvres et regarda fixement l’horizon.
— Mike, dit Suzy, suppose que tu ne répondes pas à la convocation de l’armée : que risques-tu ?
— Cinq ans de prison et 10 000 dollars d’amende.
— Pratiquement, tu sacrifies ta carrière de chercheur.
— Oui.
— Quelle est l’utilité ?
— Je témoigne que la guerre du Vietnam est injuste.
— À ton avis, ce témoignage est important ?
— Oui. Je pense qu’il est important. Les gens sont toujours impressionnés quand ils voient un homme accepter d’aller en prison pour soutenir son point de vue.
— N’est-ce pas un peu théâtral ? dit Peter.
— Le côté théâtral fait partie de l’efficacité.
Suzy secoua la tête avec irritation :
— Laissons de côté cet aspect des choses. De toute façon, il est mesquin et secondaire. Mike, reprit-elle, es-tu tout à fait décidé ?
— Je suis tout à fait décidé pour le principe, mais j’hésite pour la date.
— Pourquoi ?
— Étant donné mes fonctions, il y aura un barouf terrible, et je ne voudrais pas nuire à Sevilla. Le mieux serait qu’il réussisse sous peu son expérience avec Ivan, car à ce moment-là, il deviendra si célèbre et si important que je pourrai faire tout ce que je voudrai sans que le scandale rejaillisse sur lui.
— Est-ce que tu as parlé de tes projets à Sevilla ?
— Non. Sevilla ne se sent pas concerné par le Vietnam. Mais je pense qu’une fois que je serai en prison, il y réfléchira davantage.
— Et qu’il se rangera alors à tes vues ?
— Oui, je l’espère. Bien entendu, si je choisis la prison, c’est pour témoigner, pour convaincre. Et pas seulement Sevilla. Pourtant, je dois te le dire, il n’y a personne que j’aimerais persuader davantage.
— Pourquoi lui plus qu’un autre ?
— Eh bien, parce que c’est un homme qui a beaucoup de rayonnement.
Michael ajouta à mi-voix avec une sorte de timidité :
— Et aussi, parce que je l’aime bien.
— À ton avis, reprit Suzy, pourquoi Sevilla est-il indifférent à ces problèmes ?
— Il n’est pas informé.
— Je suppose, dit Peter, que son ignorance du monde où nous vivons est, elle aussi, tout simplement fantastique.
— Tais-toi je te prie, Peter, dit Suzy.
— Je citais Mike. J’ai bien retenu sa leçon.
— Je ne te donnais pas de leçon.
— Oh, si ! En trois points. Avec une conclusion morale.
— Peter ! dit Suzy.
— O.K., dit Peter en détournant la tête.
Il avala sa salive et il ajouta d’une voix détachée :
— Puisque je ne suis plus populaire ici, je vais me baigner.
Il se leva d’un bond, parcourut en quelques foulées la distance qui le séparait du bord et se jeta avec rage dans la vague d’arrivée.
Une seconde plus tard, il émergea à l’air et se mit à crawler vers le large, crawler, crawler, jusqu’à l’épuisement de ses forces, se laisser couler à pic, la bouche ouverte, un bref moment d’agonie, tout serait fini, quelques minutes plus tôt, il était si heureux et tout d’un coup, en quelques secondes, en quelques mots, il avait tout perdu, oh, il ne voulait plus penser, l’eau coulait le long de ses membres, il réglait sa respiration, son crawl se poursuivait avec une perfection mécanique, mais il n’arrivait pas à s’arracher la souffrance de la tête avec le mouvement de son corps, il avait perdu, perdu, il était aussi seul et abandonné qu’un chien sans maître, il revit les yeux de Suzy fixés sur lui, « Tais-toi, Peter ! », c’est comme si elle l’avait souffleté, il sentait la puissance de ses muscles et la vitesse de sa nage, mais à l’intérieur de son corps robuste il se sentait faible et mou, il refrénait avec honte une terrible envie de pleurer, il pensa tout d’un coup avec rage, et qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, du Vietnam et de la guerre, et à quoi ça servirait que je me fasse envoyer en prison, qu’est-ce que je suis, moi, face aux États-Unis et à ceux qui les dirigent, un pauvre chiot à qui on ne demande même pas son avis pour le noyer, je l’ai perdue, pensa-t-il, elle me méprise, ce fut comme si sa tête tout d’un coup se coupait en deux, la douleur dépassa presque sa capacité de sentir, il était comme engourdi par le coup, il s’immobilisa et fit face à la plage, Michael, et Suzy étaient debout, Sevilla à côté d’eux, ils agitaient les bras dans sa direction, il se sentit extraordinairement soulagé par la présence de Sevilla, il se mit à nager à pleine vitesse vers la terre, les secondes coulèrent, quelqu’un lui agrippa le bras, puis le cou, c’était Suzy, son visage émergeant de l’eau couvert de gouttelettes brillantes, et debout dans la vague, à vingt mètres du bord, agitant à peine ses longues jambes, il la maintint à bout de bras, scrutant ses traits avec anxiété, Sevilla est venu nous chercher, dit Suzy, il croit avoir trouvé une solution, il a besoin de nous pour fabriquer un dispositif, elle le regardait, elle lui souriait d’un air tendre et maternel, il posa sa grosse tête blonde contre la sienne et ferma les yeux.
*
Le dispositif conçu par le Professeur Sevilla était destiné à séparer en deux le bassin circulaire où Fa et Bessie étaient logés. Sevilla l’avait voulu en bois très robuste et ménageant sur le côté une ouverture assez large fermée par une porte coulissant de haut en bas et que le treuil pouvait abaisser et relever. Les poutrelles de bois de forte section qui formaient l’armature de la cloison furent scellées dans le béton et la cloison elle-même fut constituée par un contre-plaqué marin de trente-cinq millimètres vissé et cloué sur les poutrelles. Comme il n’était pas question d’assécher le bassin pour construire le dispositif, Peter revêtit le scaphandre pour travailler sous l’eau. Ce fut l’occasion, pour Fa, de mille facéties, la plus fréquente consistant à s’approcher de Peter par-derrière et de lui donner dans les reins un petit coup de tête qui le déséquilibrait et l’affalait sur le sol. À d’autres moments, quand Fa voyait Peter en train de visser le latté, il saisissait dans sa gueule le bras qui tenait le tournevis et l’immobilisait, puis il faisait mine de relâcher l’étau, et dès que Peter essayait de se dégager, il le resserrait aussitôt. Après une dizaine de minutes de ces jeux, Fa allait faire le beau devant Bessie et échanger avec elle des sifflements allègres. Bessie ne prenait jamais part elle-même à ces taquineries mais elle paraissait les considérer d’un œil amusé. Son attitude, disait Suzy, évoquait celle d’une mère observant avec fierté et indulgence les gamineries de son fils.
Au bout d’une journée de ce harcèlement, on jeta à l’eau un filet que Bob et Michael manœuvrèrent à chaque extrémité de façon à écarter Fa de Peter. Fa entra aussitôt dans le jeu et essaya tous ses tours pour franchir l’obstacle, soit par-dessous malgré les plombs qui le lestaient, soit par-dessus en sautant. Il serait sorti vainqueur, presque à chaque coup, de la compétition, si Bessie, à la seule vue du filet, ne s’était réfugiée à l’autre bout du bassin en poussant des appels de détresse si répétés que Fa finit par accourir auprès d’elle pour la réconforter. Bessie était comme paralysée sur place, elle penchait la tête à gauche puis à droite, remuant à peine sa caudale, et poussant des sifflements suraigus. Le filet lui rappelait sans doute les circonstances de sa capture, et à en juger par son angoisse, celle-ci avait dû être des plus pénibles. On comprenait mieux, dès lors, l’anormale timidité de la delphine dans ses rapports avec les humains.
Quand le dispositif fut en place, on engagea la porte dans ses coulisses, sans la laisser retomber, le treuil la maintenant dans sa position haute. Sevilla n’ignorait pas que le dauphin ne passe pas volontiers par un passage étroit – souvenir d’emprisonnements involontaires entre deux rochers, ou de combats malheureux dans un espace confiné. Il avait tenu compte de cette répugnance en donnant à l’ouverture de larges dimensions. Il avait pris soin, aussi, de faire capitonner la cloison et la porte, des deux côtés, par de la laine de verre, maintenue par une enveloppe plastique agrafée de place en place sur le bois. Il prévoyait que Fa essaierait de démolir la cloison à coups de tête, ou plus exactement, de menton. Il l’avait conçue assez solide pour qu’elle pût résister à ses terribles coups de bélier, dont un seul pouvait assommer un requin, mais il désirait aussi éviter que Fa, dans sa rage, réussît à s’assommer lui-même. Ainsi, la cloison surplombait de deux bons mètres le niveau de l’eau pour empêcher que Fa ne la franchît d’un bond, et le capitonnage dans la partie située au-dessus du bassin avait reçu un surcroît d’épaisseur, Sevilla prévoyant que Fa se heurterait à coup sûr à la superstructure dans ses efforts désespérés pour passer de l’autre côté.
Sevilla avait surestimé la méfiance de Fa. Moins d’une heure après l’achèvement de la cloison, il franchit l’ouverture qu’on lui avait ménagée, fit un tour dans la deuxième partie du bassin et revint vers Bessie. Il y eut alors entre eux un échange de sifflements orageux, comme si elle refusait son invitation à le suivre et l’irritait par son refus. De nouveau, il franchit l’ouverture, puis il se retourna et l’appela, sans parvenir à la décider. Il parut alors disposé à la bouder et fit plusieurs tours dans la partie du bassin sans revenir dans celle où elle se cantonnait. Cette manœuvre inquiéta Bessie et elle fit entendre des appels plaintifs. Mais même alors, elle ne parvint pas à vaincre sa timidité.
Comme la bouderie de Fa se prolongeait, Sevilla décida d’en tirer parti et de déclencher aussitôt l’expérience. Il fit signe à Michael, celui-ci actionna le treuil, la porte coulissa sans accroc de haut en bas et ferma l’ouverture : Fa et Bessie étaient séparés. Sevilla regarda sa montre et dit tout haut : « Quatorze heures seize. » Puis il reprit avec une certaine solennité : « Le 12 juin 1970, à quatorze heures seize. » Il regarda ses collaborateurs, ils étaient répartis de part et d’autre du bassin, tendus et silencieux.
Fa tournait le dos à l’ouverture quand la porte s’abaissa. Comme la partie inférieure était déjà engagée dans l’eau, il n’y eut pas de « floc », mais une glissée silencieuse suivie d’un bruit mat quand la partie inférieure vint buter contre la rainure du fond. Fa se retourna, il n’avait pas vu la porte tomber et en se retournant, il voyait l’ouverture qu’il avait empruntée fermée par une paroi en tout point semblable au reste du cloisonnement. Il s’immobilisa, balançant la tête de côté et d’autre, pour mieux voir, puis il s’approcha avec lenteur de la porte et l’inspecta méthodiquement de bas en haut. Il n’émettait aucun son. Quand son inspection fut finie, il examina avec le même soin, de droite à gauche, l’ensemble de l’obstacle. Puis il se recula, et émergeant aux trois quarts à l’air libre, en prenant appui sur le mouvement de godille de sa caudale, il jaugea la hauteur des superstructures. Ceci fait, il fit plusieurs tours dans sa partie du bassin. À aucun moment il ne s’était départi de son calme et de sa confiance en soi. Un problème nouveau se posait à lui et il réfléchissait pour essayer de le résoudre.
La réaction de Bessie fut, d’emblée, toute différente. Elle regardait l’ouverture menaçante par laquelle avait disparu Fa quand elle vit tomber la porte qui le séparait d’elle. Aussitôt, elle le crut perdu à jamais, et se livrant sans retenue au désespoir, elle se mit à tourner autour de son demi-bassin en poussant des appels de détresse.
Ses appels eurent sur Fa un effet immédiat. Il émit plusieurs séries de sifflements rassurants, se dressa hors de l’eau à plusieurs reprises sur sa caudale pour essayer d’apercevoir Bessie, et n’y parvenant pas, il résolut de passer à l’action. C’est sur la porte qu’il décida de faire porter son effort, soit qu’il eût reconnu en elle l’élément le plus faible, soit qu’il voulût en l’abattant retrouver le passage par lequel il était passé. Il se plaça à l’extrémité du bassin, fit le gros dos pour prendre sa respiration, s’immobilisa et démarrant avec une vitesse foudroyante, il se catapulta, le menton en avant, contre l’obstacle. Le coup de bélier fut assez puissant pour ébranler la porte dans ses rainures, mais celles-ci, largement dimensionnées et assemblées par de fortes vis de cuivre sur la charpente, ne bougèrent pas.
— Il va recommencer, dit Sevilla d’une voix étouffée.
Michael le regarda et remarqua la crispation de ses traits.
— Je me félicite d’avoir capitonné la porte, dit Sevilla, il s’aperçut que ses mains tremblaient et les mit dans ses poches. Même ainsi, je crains qu’il ne s’assomme.
Arlette ne quittait pas Sevilla des yeux, elle savait exactement ce qu’il ressentait, et à l’instant où il avait caché ses mains dans ses poches, elle avait eu envie de lui prendre la tête et de la serrer contre sa poitrine.
— J’espère, dit Suzy d’un air de doute, que Fa sait doser ses coups.
— Sûrement, dit Sevilla. Mais il va y avoir un moment très dangereux. Quand il se rendra compte qu’il ne peut rien contre la cloison.
Peter cilla, regarda Suzy et dit :
— Vous entendez par là qu’il pourrait s’assommer volontairement par désespoir d’avoir perdu Suzy ?
— Vous voulez dire Bessie ? dit Arlette avec un sourire.
— Oui, bien sûr, Bessie. Que je suis bête.
— Je ne vois pas comment je l’empêcherais de s’assommer, dit Sevilla. J’ai l’impression de jouer avec sa vie.
— Et ça vous gêne, de jouer avec sa vie ? dit tout d’un coup Lisbeth avec tant de venin dans la voix que Sevilla tressaillit.
Il ouvrit la bouche, se ravisa, se tut et resta immobile, les deux mains dans les poches, les yeux fixés sur Ivan.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, dit Lisbeth.
— Je n’aime pas votre ton, dit Sevilla, les yeux toujours fixés sur Ivan. C’est pourquoi je ne vous ai pas répondu. Et maintenant, reprit-il d’une voix excédée et avec un petit geste de la main comme s’il chassait une mouche, je vous saurais gré de vous taire, j’ai besoin de toute mon attention pour suivre cette expérience.
— Vous me donnez l’ordre de me taire ? dit Lisbeth avec indignation.
— Je ne me suis pas exprimé ainsi, dit Sevilla, mais si vous voulez mon avis, ça revient à peu près au même.
Il y eut un silence.
— Dans ce cas, je n’ai plus rien à faire ici, dit Lisbeth en pivotant sur ses talons.
— Vous êtes en service, dit Sevilla.
Il avait parlé avec le plus grand calme et sans élever le ton, mais il y avait un petit coup de fouet dans sa voix.
— Je ne suis plus en service, dit Lisbeth par-dessus son épaule. Je vous donne ma démission.
— Tant que je ne l’ai pas acceptée, vous n’êtes pas libérée de vos obligations.
— L’accepterez-vous ? dit Lisbeth en s’arrêtant et en dévisageant Sevilla avec des yeux étincelants de haine.
— Offrez-la-moi par écrit, dit Sevilla d’un air glacé, je vous dirai ma décision.
— Quelle hypocrisie, dit Lisbeth.
Elle lui tourna le dos et s’en alla, Sevilla suivit des yeux ses épaules athlétiques et poussa un soupir. Exit Lisbeth. C’était venu très vite et trop tôt, mais maintenant que la chose était faite, il se sentait soulagé.
Fa cessa de nager autour de son demi-bassin, respira, s’immobilisa et de nouveau se lança comme un boulet contre la porte. Celle-ci frémit dans ses rainures et ce fut tout. Fa reprit alors sa ronde, quelques secondes s’écoulèrent, et Bessie, de l’autre côté de la cloison, recommença ses appels de détresse. Fa se dressa alors sur sa caudale et recula dans cette position jusqu’au bord de la piscine, mais il dut penser qu’un bond au-dessus de l’obstacle n’était pas possible, car il se laissa retomber dans l’eau, et de nouveau, fonça contre la porte, le menton en avant. Là-dessus, il échangea avec Bessie une longue série de sifflements et après ce qui parut être un temps de repos, donna à la porte, un troisième coup de bélier. Au dixième coup, il devint évident qu’il n’espérait plus abattre la porte d’un seul coup et qu’il avait opté pour l’usure. Il était évident aussi qu’il agissait avec méthode et sans se départir une seconde du sang-froid le plus exemplaire.
— Quinze heures vingt, dit Sevilla. Il y a plus d’une heure qu’il cogne contre cette porte. Et il n’a pas l’air de se fatiguer. Nous sommes là pour longtemps.
Arlette hocha la tête :
— Une chose me frappe. Il a réagi comme un être raisonnable, avec calme et réflexion, et pas du tout avec l’affolement d’un animal pris au piège.
— Je vous l’accorde, dit Michael. Mais je crois quand même que vous surestimez l’intelligence de Fa. Un homme se serait déjà rendu compte que ses efforts étaient inutiles.
— Fa ne peut pas s’en rendre compte, dit Suzy avec vivacité. Il ne sait pas ce que c’est qu’une porte, il ne sait même pas ce que c’est que du bois, il se trouve, pour la première fois de sa vie, devant des matières qui lui sont totalement inconnues, comment pourrait-il imaginer leur degré de résistance ?
Sevilla regarda Suzy :
— Je vous donne raison, Suzy. Comment connaîtrait-il la solidité du bois sans la mettre à l’épreuve ? Je crois, néanmoins, qu’il ne va pas tarder à comprendre qu’il ne peut pas abattre l’obstacle.
— Et comment le saurons-nous, dit Suzy, par son affolement, par son désespoir ?
Sevilla secoua la tête.
— Je le craignais, mais je le crains beaucoup moins. Je suis très impressionné par son calme. Je pense que nous saurons qu’il abandonne ses tentatives pour abattre la cloison quand il aura recours à nous pour résoudre son problème.
Au même instant, Fa sortit sa tête de l’eau et cria d’une voix suraiguë :
— Pa !
Sevilla, qui se trouvait à l’autre bout du demi-bassin, fit plusieurs pas rapides dans la direction de Fa, et faisant signe de la main à ses collaborateurs de rester silencieux, il se pencha sur l’eau.
— Yes, Fa, what do you want[20] ?
Une pleine seconde s’écoula, et la réponse éclata avec une extraordinaire intensité, la labiale de « Bi » explosant avec force et le « i » étant prolongé comme un sifflement.
— Bi-i-i-i !…
Sevilla fit de la main droite le même petit geste et resta silencieux, les yeux fixés sur Fa. Son teint mat laissait percer sa pâleur, ses traits étaient tendus et contractés, et des gouttes de sueur perlaient à son front.
Fa pencha la tête à droite et à gauche pour regarder Sevilla et répéta avec la même explosion intense du B :
— Bi-i-i-i !…
Sevilla resta silencieux. Fa s’approcha d’un battement rapide de sa caudale, et comme il en avait l’habitude avant l’arrivée de Bessie, il sortit complètement la tête hors de l’eau et la posa sur le bord.
— Pa !
— Yes, Fa ? dit Sevilla en s’agenouillant et en lui caressant la tête.
— Bi-i-i-i !
Sevilla resta silencieux. Fa le fixait d’un œil où se lisait l’étonnement.
— Pa !
— Yes, Fa ?
— Bi-i-i-i !
Sevilla haussa les sourcils sans répondre. Fa dit d’un coup :
— stand ?
— No, dit Sevilla.
Fa le regarda de nouveau avec étonnement et parut se recueillir, puis il dit distinctement avec une pause d’un dixième de seconde entre chaque mot :
— Pa give Bi !
— Bon Dieu ! dit Sevilla à voix basse.
La sueur ruissela sous ses aisselles et ses mains se remirent à trembler. Il répéta :
— Pa give Bi ?
— ’stand ? demanda Fa d’une voix aiguë.
— Yes.
Fa dégagea sa tête du bord et prit un peu de recul comme pour mieux regarder son interlocuteur.
— Listen, Fa, dit Sevilla.
— ’Sen, dit Fa.
Sevilla s’appuya d’une main sur le bord du bassin et dit d’une voix lente, aiguë et explosive, comme s’il essayait d’imiter celle du dauphin :
— Fa speak. (Un temps.) Pa give Bi night.
— Pa give Bi night[21] ! dit Fa, et aussitôt, il répéta avec une explosion de joie inouïe :’Night !
— Yes, Fa, night.
Fa se dressa hors de l’eau et tourné vers la cloison, il émit toute une série de sifflements excités. Bessie lui répondit.
— Listen, Fa, dit Sevilla.
— ’Sen !
— Fa speak. Pa give Bi night.
— ’Stand ! dit Fa aussitôt.
Et il reprit avec un air d’exultation joyeuse : Fa speak. Pa give Bi night !
Il s’immobilisa.
— ’Stand ! cria-t-il, et donnant un violent coup de caudale dans l’eau, il éclaboussa Sevilla et le trempa de la tête aux pieds. Stand ! répéta-t-il, avec ce qui ressemblait à un rire de triomphe, en bondissant dans l’air.
Sevilla se releva. « Bon Dieu, bon Dieu », dit-il d’une voix étouffée, il regarda ses collaborateurs figés autour de lui comme des statues, il ruisselait d’eau, il pouvait à peine parler. « Bon Dieu, reprit-il en s’arrachant chaque mot de la gorge, nous avons gagné, il est passé du mot à la phrase ! », et tourné vers Fa, il cria comme un fou en levant les deux bras au ciel :
— Pa give Bi night !
–’Stand ! répéta le dauphin en faisant hors de l’eau un bon prodigieux[22].